Makers, vous avez dit makers ?
Un reportage multimédia en immersion à “Ici Montreuil", l’un des plus grands makerspace d’Ile-de-France...
S’il est tentant de qualifier ce drôle de lieu d’un Fablab peuplé de makers, les fondateurs voient plutôt leur gros bébé comme une “usine de production” du XXI ème siècle.
Les artisans du métal, du bois et du textile, piliers de la fabrique depuis son ouverture en mars 2013, bénéficient d’un équipement complet et performant.
Là où fleurent bon les nouvelles technologies, c’est au sous-sol, au laboratoire de fabrication numérique, où trônent les fameuses imprimantes 3D.
Mais est-ce suffisant pour associer les occupants de ce lieu à une cohorte de makers, jetant les bases d’une “troisième révolution industrielle” annoncée par des prédicateurs américains comme Jérémy Rifkin ?
Histoire de sonder les possibles, nous nous sommes plongés dans ce fascinant espace de 1 700 m², à quelques pas de la capitale.
Au passage de l’ample couloir d’entrée, parsemé de vélos, deux visages de femmes style Bilal peints au mur, sautent à l’oeil gauche.
Côté droit, les cloisons en OSB, bois aggloméré bon marché, courent sur 40 mètres linéaires pour délimiter salles de réunion et bureaux équipés.
Au bout, une porte de plastique souple laisse deviner le grand espace de coworking, ambiance feutrée des abonnés de l’écran plat.
Mais évidemment, la première envie, c’est de descendre au sous-sol voir ce qu’il se trame au FabLab...
Pierric Verger, le responsable du laboratoire de fabrication numérique d’Ici Montreuil, sort la tête de son circuit imprimé et fronce les sourcils quand la question fuse dans son dos.
“Faudrait pas qu’il me fasse exploser le FabLab !” Il faut dire que Romain, juste derrière lui, a de grandes ambitions ; retaper entièrement le vieil Arpège qu’on lui a donné récemment, le rendre autonome et eco-responsable puis partir en mer sensibiliser le public autour de ces mêmes questions.
La fabrication du voilier s’est arrêtée en 1974 sur les chantiers Dufour de la Rochelle, autant dire qu’il a un peu de pain sur la planche. Un projet de deux ans au moins, qui commence par pas mal de recherche et développement et nécessite surtout un grand nombre de savoir-faire.
Nous sommes au sous-sol des anciennes usines d’un autre Dufour, au cœur d’Ici Montreuil.
Ce mercredi soir de février, les deux trentenaires se concentrent sur la partie ingénierie et envisagent de prototyper un moteur à énergie propre avec les machines et les matériels dont ils disposent.
Pendant ce temps là, deux R2D2 d’humeur frénétique s’agitent : ce sont les imprimantes 3D, déposant couche par couche une matière plastique qui prendra, dans quelques heures, sa forme de bouteille.
Une célèbre marque de rhum a confié à Pierric la réalisation du prototype de son nouveau packaging quelques jours plus tôt.
Sur la paillasse, Benjamin bidouille un Arduino et ses composants électroniques afin de faire fonctionner son programme en se servant de boutons de joystick sortis directement des années 80.
Il travaille sur le projet de création d’une borne d’arcade que s’amuseront à personnaliser plus tard les street artistes de l’atelier plastique.
De l’autre côté du lab, qui fait partie des signataires de la charte du MIT, trône une imposante machine numérique à plasma, un gaz ionisé qui, propulsé sur le métal, le transperce avec précision et rapidité.
Les serruriers-métalliers et autres concepteurs viennent avec leur plaque de zinc sous le bras, et une clé usb contenant leurs fichiers des pièces à extraire.
Rajoutez à cela une découpe laser et vous avez la panoplie complète d’un atelier numérique où s’entend souvent dire : “Heu.. Pierric, tu crois que c’est faisable, ça?” Des prototypes parfois complexes, qui nécessitent soit une validation fonctionnelle en modèle réduit, soit un démonstrateur rapidement produit, pour démarcher les clients.
Christine Bard nous accueille au carrefour des pauses, entre cafetières et tables de bar faites maison. Cette ancienne cadre d’entreprise est la directrice artistique et cofondatrice du lieu.
Avec son mari Nicolas Bard, elle a imaginé Ici Montreuil en décidant de prendre le temps. Le temps d’aller à la rencontre de 93 artisans de sa ville, d’en écrire un livre et de faire naître son rêve.
À la différence d’une classique PME, Ici Montreuil se présente comme un tiers-lieu abritant 160 résidents qui font fructifier leurs savoirs-faire individuellement ou en petits groupes, avec leurs propres méthodes.
Société Coopérative d’Intérêt Collectif, la structure promeut des valeurs collectives et reconnaît un double objectif : efficacité économique et dimension sociale. Ici Montreuil compte 15 sociétaires à poids égal, dont des entrepreneurs, des artistes et la mairie.
Au plus proche des gens qui font, le directeur technique, François Geniteau pose son ambition : se faire discret. Facilitateur, son pedigree lui permet de mieux comprendre les artisans : serrurier métallier autodidacte passé par les Beaux-arts, il continue de créer des meubles bois et métal, le vendredi et le week-end. Il explique :
“Ma réflexion est de savoir comment aménager l’espace pour que ce soit fluide ; à quel moment intervenir, où mettre le curseur entre encadrement et autogestion. Je passe le tiers de mon temps à échanger avec les résidents, à me familiariser avec leur métier”.
Intégré dès la première heure, il a suivi l’aménagement des locaux lors de l’interminable hiver 2013, sans chauffage. Après l’espace de co-working, la bijouterie, seul atelier manuel du rez-de-chaussée, “a permis une réflexion globale sur l’aménagement.(...) La table unique, c’est ça l’esprit : un espace en commun plutôt que des postes individuels” .
Les Sous-Sols de la création
Une des exigences portées par les fondateurs, c’est d’accéder à l’autonomie productive. François Geniteau abonde : “C’est le potentiel du lieu : ici on peut tout faire. Vous avez un projet, on va le réaliser quoiqu’il arrive. Aussi bien métal que plastique ou tapisserie.”
Il n’a pas le réflexe de mentionner les composants électroniques, apanage de Pierric ou des jeunes décomplexés de l’agence Digitale Uzeful, qui viennent juste de tester la mise en place d’atelier de formation au marketing avec les outils du Fablab.
Mais pour le moment, Pierric finit de dessiner les pistes d’un circuit électrique sur le logiciel Illustrator.
“Je l’adapte par rapport aux résistances que l’on a en stock, c’est des composants que l’on récupère sur de vieux appareils électroniques”.
Romain l’observe décrypter le schéma grâce à de la documentation accessible en ligne, “pour moi, là c’est du chinois”.
C’est bien la raison qui l’a poussé à frapper à la porte du makerspace quelques semaines auparavant. Trouver des acteurs pour l’aider à concrétiser son idée, chacun selon ses propres compétences.
Pierric a été emballé immédiatement. “Pour moi c’est ça l’idée du maker, transcender ce qu’on lui donne”.
Perçant la cloison, un bruit strident discontinu rappelle cependant que Pierric n’est pas seul en cave à ces heures tardives. Les menuisiers de l’atelier bois manient la scie circulaire, hâtés par l’attente des clients ou l’envie de voir leurs idées prendre forme.
Avec les résidents de l’atelier textile et métal, ils composent en réalité la majorité de l’écosystème souterrain.
Au textile, alors qu’il n’y avait “que des rats” et “pas d’électricité” une annonce a conduit Alice Delétoille à déposer ses machines et le matériel de base en échange d’un espace pour continuer son activité de créatrice de mode.
“À l’époque je n’étais pas trop pour les ateliers partagés” confie telle. Deux ans après elle est toujours là et vient juste, avec quelques autres, d’aider Elsa Robichez, sa voisine de droite, à monter un stand en dernière minute pour présenter sa nouvelle collection de bijoux à l’occasion du salon professionnel Who’s Next.
Si depuis 2013, plusieurs résidents déjà se sont envolés hors des ateliers partagés pour porter plus loin leur business, d’autres personnalités restent attachées aux possibles du lieu et créent de nouvelles dynamiques de groupe.
Parfois même un peu turbulentes, ce qui n’est pas sans donner un peu de souci à Christine Bard quand elle observe “ses enfants” avec un mélange de bienveillance et d’agacement.
Quand la sauce prend cela dit, de beaux projets naissent du collectif. Ce fut le cas par exemple de HandMade Ici, impulsé par Carolina Paulinelli, designeuse brésilienne expatriée à Paris depuis 8 ans, sous l’œil attentif de François et du staff.
À l’occasion de la Design Week 2014, le collectif a ainsi permis aux résidents de travailler en collaboration pour présenter plusieurs versions de la chaise qu’avait produit Pascale Théodoly, membre de l’atelier textile.
Et ils ont d’ailleurs remis le couvert pour l’édition 2015, encore plus nombreux, avec la collection design “Lemon ROOFTOP” présentée à la Cité de la Mode et du Design en septembre dernier.
Même s’il travaille la plupart du temps sur ses projets personnels, l’ébéniste Roméo Gillis s’est volontiers prêté à l’exercice lors de la première édition.
À 33 ans, et après une première vie passée à étudier la sociologie, on le croise à l’atelier d’assemblage occupé à polir son nouveau soliflore.
“Ce qui est super ici c’est que si tu as une question qui concerne un domaine dans lequel tu n’es pas expert, il te suffit de toquer à la porte des ateliers voisins et tu peux sous-traiter dans la bonne entente.”
Ses prototypes sont reproduits en petite série par son éditeur, un menuisier équipé en mode semi-industriel qui lui verse 5% à 10% de “royalties” par meuble vendu. “Le fait de pouvoir faire soi-même c’est juste une liberté”, pour ça il ne compte pas. Et son enthousiasme couvre le bruit des machines.
Au fond de l’atelier, Maud s’escrime à la soudure à l’arc. Tout le monde vante sa disponibilité et la pertinence de ses conseils. Résidente de la première heure, socleuse d’œuvres d’art formée à l’école Boulle, elle est peu à peu passée de sa production commande à ses propres projets. Lesquels s’enrichissent des collaborations informelles qui émergent à mesure que les affinités se créent aux ateliers.
Son insatiable curiosité pour les matières inexplorées, l’a menée sur la route de Frédérique, qui a passé 23 ans dans les ateliers des grandes enseignes du cuir à travailler la rigueur et le doigté.
Toutes les deux, elles ont travaillé à l’élaboration d’une besace pour homme que Maud compte offrir à son fiancé pour la Saint-Valentin, personnalisée à l’impression laser au motif de la croix de Camargue dont est originaire le garçon, FabLab oblige.
Rares encore sont ceux qui osent descendre les escaliers menant aux ateliers en dehors des apéros rituels, organisés pour permettre aux différents membres de l’éco-système Ici Montreuil de se rencontrer.
Quelques profils font exception. C’est le cas de France Hureaux, qui vient de monter sa première start-up en créant la plateforme web Zelip. Elle permet aux porteurs de projets de trouver les artisans ad-hoc via une interface à la AirBnb. Quand on lui demande si elle a déjà référencé tous ses co-locataires du sous-sol, elle sourit et rougit légèrement, “je viens juste d’arriver, je n’allais pas déjà tout siphonner !”
Emmanuel Beaufils, le co-fondateur de l’agence digitale Uzful, sociétaires au sein de la coopérative, confesse qu’il y a encore quelques problème de communication entre deux mondes, mais que l’on progresse. Jargon marquetteux en bouche, il reconnaît qu’on peut facilement les trouver un peu perchés, les gars du digital. “Mais c’est à nous de lever les complexes, assure t-il. Savoir comment utiliser efficacement twitter par exemple, c’est super important pour se faire connaître”.
Rassurez-vous, Jeremy Riffkin exclut du mot “révolution“ toute notion de soulèvement populaire, de rapport de force ou de remise en cause du capitalisme. Interrogé par Le Monde en septembre 2014, il parle de « transformation » du capitalisme, et donne des exemples de mutation de l’industrie des services, comme la mise à mal des majors musicales suite à l’avènement du numérique, ou encore l’apparition d’applications comme Uber. Concernant la production de biens, il cite les jouets que l’on pourra fabriquer soi-même.
Dans une tribune de Rue89, l’ingénieur-chercheur Bertrand Cassoret présente cet économiste comme « très à la mode dans les milieux politiques », « car il est optimiste et fait rêver ».
Dans un scénario ambitieux, Riffkin envisage un parc immobilier du futur en « ensemble de microcentrales énergétiques qui collectent des énergies renouvelables », solaires et éoliennes. On s’imagine déjà des fablabs produisant des éoliennes de 2 kW à plein régime. Bertrand Cassoret nous ramène à la réalité : « le vent ne souffle pas suffisamment à hauteur des maisons », « les charpentes ne sont pas prévues pour résister aux contraintes ». Selon lui, 25 millions de ces éoliennes fourniraient 20% de la consommation française d’électricité. Sans remettre en cause la nécessité de décentraliser la production électrique, les imprécisions de Riffkin tendent à faire croire aux potentiels d’une technologie démocratisée comme solution miracle.
Pour l’heure, les industriels ne sont pas effrayés mais plutôt inspirés par la réactivité et la pluridisciplinarité des Fablabs ; ils coopèrent avec ceux-ci ou créent leurs propres laboratoires sur le même modèle, afin de réaliser des prototypes innovants, avec rapidité.
A Ici Montreuil, ces potentiels sont agrégés à une communauté locale munie de savoir-faire solides : panoplie artisanale complète, concepteurs en architecture, graphisme, décoration d’intérieur, événementiel, ou marketing technique poussé comme Uzful.
Les objets fabriqués se destinent principalement au marché de l’artisanat ou artisanat d’art moyen et haut de gamme ou aménagements éphémères, les indépendants traitent en direct avec leurs clients.
Leur lourde charge de travail individuelle ralentit l’élaboration de projets communs, symboles d’une entreprise de modèle collaboratif. Mais quand cela se fait, comme pour le stand d’Elsa, ils peuvent être très rapides, sans compromis sur la qualité.
Cette force de frappe, ils pourraient l’appliquer dans le marché du luxe, et grapiller des parts occupées aujourd’hui par des groupes comme LVMH ou Hermès. Et offrir une justification supplémentaire au constat fait par Jeremy Riffkin d’une révolution industrielle en cours.
Interrogé à ces sujets, Nicolas Bard précise l’ambition à laquelle Ici Montreuil souscrit.
Dans son dernier essai, “la nouvelle société du coût marginal zéro”, Jeremy Rifkins commente les travaux d’Elina Ostrom, lauréate du prix Nobel d’économie 2009 : “Ils ont découvert que, lorsque des sujets confrontés à un problème de ressource commune sont empêchés de communiquer entre eux et forcés de prendre des décisions de façon indépendante et anonyme, ils épuisent les ressources. Mais quand on les autorise à communiquer ouvertement, la sur-utilisation diminue considérablement.”
On comprend que dans une communauté de sujets autonomes comme Ici Montreuil, l’enjeu majeur est d’assurer la fluidité des échanges, de ne pas freiner les potentiels de synergies, de traiter les conflits comme germes de transformation. C’est plus compliqué qu’il n’y parait, dans un contexte où chaque acteur doit veiller à la rentabilité de son activité propre, et où les quinze sociétaires de la structure gestionnaire (une SCIC, Société Coopérative d’Intérêt Collectif) tentent de pérenniser l’équilibre économique de l’ensemble.
D’autant que les conditions de subsistance de chaque indépendant ne convergent pas nécessairement, et qu’il y a des choix d’investissement à faire, pris par la SCIC au nom de la vision de tous. Pas simple. Le collectif Hand-Made Ici agrège des volontaires sur une perspectives de projets; il est pour l’instant assez marginal, il se transformera doucement. Le mode de fonctionnement d’un tel milieu est à réinventer constamment.
Au final, ce que nous avons gardé des dizaines de rencontres avec ces personnes qui ont répondu à nos questions, en plein travail : un sentiment d’épanouissement, presque contagieux. Et, peut-être, quelque chose de plus universel, de l’ordre d’une volonté commune de reprendre le contrôle de la matière.